Entretien avec JUNG Youmi, réalisatrice de An-Gyeong
par Grégory Coutaut
par Grégory Coutaut
Une jeune femme casse ses lunettes et soudain autour d'elle plus rien n'est pareil : la métamorphose ne fait que commencer. On dit que la beauté se trouve dans les yeux de celle ou celui qui regarde, mais quid des sentiments moins confortables ? Derrière un sens du détail délicat et un trait crayonné au noir et blanc particulièrement élégant, les vignettes domestiques muettes de Youmi Jung dressent une cartographie des remous inconscients qui peuvent s'exprimer à travers nos gestes quotidiens. Tous nos sens sont mis en éveil au fil de cet émouvant voyage intérieur à la fois surréaliste et immersif.
Entretien avec JUNG Youmi
Des espaces mentaux en noir et blanc
Souvent métaphoriques, mes histoires ont tendance à explorer des paysages émotionnels plutôt que de s'attacher à des événements extérieurs concrets. Dans ce contexte, remplacer parfois l’arrière-plan par du vide permet au spectateur de s’immerger plus profondément dans l’état intérieur du personnage. Pour moi, le vide n’est pas seulement une absence visuelle, c’est un espace où les pensées et les émotions du personnage peuvent résider. J’aime la tension qui surgit lorsque des scènes richement détaillées coexistent avec un espace calme et ouvert. Il y a quelque chose de puissant dans le fait de représenter des scènes réalistes sans couleur : cela brouille la notion de temps, on se demande si ce que l'on voit appartient au passé ou au présent. Cette frontière floue m’a toujours fascinée. De plus, la façon dont les objets ou les personnages finement dessinés apparaissent en noir et blanc fait souvent ressortir une sensibilité gothique, une sorte de tension à la fois inconfortable et séduisante.
Les rituels du quotidien
Ma vie quotidienne est répétitive et silencieuse mais, sous cette surface, je ressens un paysage intérieur vif et changeant. La protagoniste de Glasses ne se transforme pas suite à des rencontres ou des des événements dramatiques, mais plutôt au fil de petits actes rituels qu'elle accomplit avec les mains. Ces gestes subtils et répétitifs la remodèlent peu à peu et l’amènent à une métamorphose tranquille. Je crois que de façon générale, la douleur évolue de manière similaire dans nos vies: ce n'est pas dans les moments les plus dramatiques qu'elle change de visage. Elle se déplace plutôt à travers les fissures discrètes de notre quotidien et c'est ainsi que nous finissons par nous y ouvrir et par l'accepter.
Les codes du surréalisme
Je suis attiré par l’expression surréaliste mais pas spécialement sous la forme de mondes imaginaires totalement inconnus. Je suis surtout sensible à un pas de côté par rapport à la réalité, comme celui que l'on retrouve dans les œuvres de René Magritte. Je préfère prendre des objets ordinaires et les déformer subtilement pour créer de l’étrangeté. Ce léger décalage génère souvent une tension proche de la façon dont j’imagine les rêves. C’est pourquoi j’accorde tant d’importance à la représentation réaliste. Je crois que lorsque les lieux et les gestes ordinaires sont rendus avec soin et en détails, même le plus petit élément fantastique peut alors sembler réel.
Une technique d'animation hybride
Je me sens attirée par la texture et l’émotion que transmet le crayon. Quel que soit mon support de travail, j’essaie de toujours préserver cette sensibilité tactile dans le résultat final. Cela dit, travailler uniquement avec un crayon est devenu de plus en plus difficile. Les outils numériques offrent rapidité, flexibilité et efficacité, alors je me retrouve à m’y frotter de plus en plus. Pourtant, j’ai une forte affection pour la qualité analogique du travail dessiné à la main, alors j’essaie de mélanger les deux et d'aboutir à une harmonie naturelle.