À propos de Corpos Cintilantes

par Chloé Cavillier

À la sortie du lycée, Jorge propose à Mariana de l’accompagner à Leiria où il doit passer le week-end en famille. À travers des échanges de regards et des gestes discrets, Inês Teixeira parvient à suggérer le trouble naissant entre les deux adolescents lisboètes, qui semblent hésiter entre amour et amitié. Porté par un rythme contemplatif, une photographie et un jeu d’acteurs naturels, Corpos cintilantes dresse le portrait délicat et lumineux d’une jeunesse partant à la découverte de ses désirs.

Entretien avec Inês Teixeira

Les personnages quittent Lisbonne assez rapidement pour rejoindre Leiria. Est-ce que cet endroit était important dans votre désir de réaliser ce film ? 

Leiria était un élément crucial très tôt dans le processus. Quand j’écrivais le scénario, j’étais à la recherche d’une ville hors de Lisbonne où l’histoire pourrait se passer. Je me suis souvenue d’une maison à Leiria qui appartenait à des amis de mes parents et où, ado, je passais la plupart de mes vacances d’été. Cet endroit avait une importance particulière pour moi, j’y ai laissé beaucoup de souvenirs. Donc en écrivant le scénario, j’avais cette maison en tête et je suis très reconnaissante d’avoir pu tourner ce film dans un lieu qui signifie tellement de choses pour moi. 

La ville de Leiria en elle-même est aussi très importante pour le film parce que je voulais que les personnages puissent changer de contexte et exister dans des ambiances différentes. Cette ville est un parfait équilibre entre des paysages naturels et urbains qui se prêtent parfaitement à ce que je cherchais à créer. Plus précisément, je voulais qu’ils soient en ville quand ils jouent à “Je n’ai jamais”, et non en pleine nature, contrairement aux autres scènes où ils ne sont que tous les deux. Il y avait aussi le désir d’explorer la relation entre l’adolescence et les espaces publics. Le skatepark ou la balade à vélo reflète cette envie d’exploration et de découverte qui est souvent propre à l’adolescence. 

La luminosité du film apparaît dans le titre. Comment avez-vous travaillé la lumière avec votre chef opérateur ? 

La collaboration avec Vasco Viana sur l’image a vraiment été une expérience exceptionnelle. Très tôt on a parlé de nos idées, de nos références, et au fur et à mesure que le film avançait, l’identité visuelle du film s’est clarifiée. On a tous deux une passion pour l’esthétique du 16mm, sa texture, et les couleurs qui ressortent, mais pour mon premier court métrage on a opté pour le numérique. Vasco m’a suggéré de réduire les capteurs Arri jusqu’à 16mm, avec une plus grande profondeur de champ et des images moins nettes. On a aussi vu ensemble si on allait filmer en caméra épaule ou non, et comment donner un point de vue subjectif tout en ayant de beaux cadres. 

Notre but était d’avoir un rendu naturel, de profiter de la lumière naturelle pour les tournages en extérieur et de garder cette couleur froide du début de printemps. Je suis particulièrement satisfaite du travail qu’on a fait sur les plans de nuit, où je trouve qu’on est arrivés à un résultat formidable. Globalement, ça a été une expérience extraordinaire de travailler avec Vasco, et son travail a été essentiel pour aboutir à cette esthétique délicate et naturelle qu’on voulait pour ce film. 

C’est assez rare pour qu’on le souligne : il n’y a presque pas de musique dans votre film. Quelles étaient vos intentions quant à l’atmosphère sonore ? 

Je souhaitais une atmosphère sonore naturelle pour le film, mais je me suis retrouvée avec plus de musique que je ne pensais. Je fais très attention à la musique dans les films parce que ça impacte fortement la manière dont les spectateurs réagissent à une scène ; elle peut intensifier ou réduire le sens d’une scène. Prenez la scène du vélo, au départ je ne voulais pas de musique pour que seuls les sons des vélos fassent monter la tension entre Mariana et Jorge. 

Pour obtenir ce son naturaliste, on a utilisé l’ambiance sonore qui existait sur le tournage. Mais ça s’est compliqué en post-production puisque la maison où se passe la majeure partie du film est proche d’une autoroute. On a dû supprimer les bruits de fond des scènes tournées en extérieur et les remplacer par d’autres sons, comme le vent ou le chant des oiseaux. 

Le travail de bruitage est aussi très significatif, surtout dans les scènes de nuit qui se déroulent dans la maison alors que Mariana a du mal à s’endormir. Sa respiration légère, ses pas dans la cuisine, aident à souligner le silence et le rend palpable. 

En ce qui concerne la musique, Tomé Palmeirim, le monteur et ingénieur son, m’a aidée à trouver une chanson portugaise qu’elle pourrait chanter dans sa voiture. On a choisi “Jorgos Florais” de Clã, et c’était parfait pour cette scène d’avoir Carla qui chante a cappella dans la voiture. 

Pour la scène finale, avec la monteuse Joana Góis, on a décidé d’utiliser “Sentimental Mood” de John Coltrane et Duke Ellington pour renforcer cette sensation de confiance et d’exaltation. J’ai cette chanson en tête depuis que j’ai commencé à écrire le scénario, et je me réjouis de voir qu’elle clôt si bien le film. 

Le film s’appuie beaucoup sur la douce complicité et la discrétion naturelle des deux comédiens. Comment les avez-vous castés et dirigés?

En ce qui concerne le casting, je savais que je voulais m’y prendre de manière éthique et responsable, d’autant plus qu’on travaillait avec de jeunes acteurs. Pour être sûre de ce que je faisais, j’ai demandé conseil à mon ami Miguel Nunes, un acteur portugais très talentueux, qui m’a aidé à concevoir le casting dans son intégralité. 

Notre appel à casting a attiré plus de 500 candidats en trois jours; on demandait des photos et deux self-tapes, une pour se présenter et une dans laquelle ils jouaient une scène du film. A partir de ces propositions, on a tiré une liste de 20 acteurs pour les rôles principaux et secondaires. L’audition en elle-même comprenait des exercices physiques, pour que les acteurs se fassent confiance, suivis d’un exercice de jeu d’acteur, où les candidats interprétaient deux par deux une scène du Conte d’été de Rohmer, et changeaient de partenaires afin d’explorer différentes dynamiques. 

On voulait également avoir des jeunes acteurs de Leiria, où se déroule le film et où il y a peu d’opportunités pour les jeunes acteurs en devenir. J’ai eu tellement de chance de trouver ces magnifiques jeunes acteurs de Leiria qui m’ont aidé à donner vie à la scène du skatepark. 

Quant aux acteurs principaux, je connaissais déjà Maria et j’avais l’intime conviction qu’elle serait parfaite pour la protagoniste, mais je n’ai pris ma décision qu’au cours du processus de casting. Maria s’est montrée être une actrice formidable qui fait des choix extrêmement intelligents et qui suit mes instructions avec beaucoup de souplesse. Gaspar a été une excellente surprise, et dès le moment où j’ai vu sa self-tape, je savais qu’il avait cette délicatesse et cette énergie que je recherchais. J’ai beaucoup aimé le courage et la liberté de ses choix, et j’ai vraiment apprécié travailler avec lui. 

Je suis ravie de l’ensemble des acteurs du film, et je pense que Maria et Gaspar étaient parfaits pour les protagonistes. Leur subtilité naturelle et leur approche instinctive de leur personnage ont donné vie à l’histoire. Ils se sont tous deux montrés extrêmement généreux et m’ont fait confiance tout au long du processus, et c’est un véritable honneur d’avoir travaillé avec eux. 

Le film semble très contemplatif. Comment avez-vous travaillé ce rythme si particulier ? 

Je crois que le rythme émerge naturellement au fur et à mesure qu’on réalise un film. Sur le tournage, on s’est concentrés sur les scènes et les cadres, mais c’est avec Joana Góis, au moment du montage, qu’on n’a trouvé ce rythme particulier. 

Au début, quand on présente le contexte et les personnages, c’est plus rythmé. Mais en arrivant à Leiria, le film se ralentit et se concentre davantage sur ce que ressent Mariana et ce qu’elle attend de Jorge. Les événements narratifs sont subtiles et on se rend compte du temps qu’ils passent ensemble au fur et à mesure. On a monté avec une certaine parcimonie afin de conserver, autant que faire se peut, cette sensation que le film a lieu en temps réel. 

La seule exception a été la scène du skatepark : ce qui primait, c’était les regards qui se croisent et l’ambiance générale de la scène, qui était surtout portée par le son. 

Vers la fin, pendant la soirée à la maison, le film ralentit encore plus et on voit un travelling sur le bouquet de fleurs pour signifier qu’un nouveau jour se lève, et un léger changement chez Mariana.