Entretien avec Vasile Todinca, réalisateur de Alișveriș
par Raphaëlle Pireyre
par Raphaëlle Pireyre
En une journée, Tatiana, jeune femme sans emploi aux allures de princesse de conte, traverse tous les quartiers de Bucarest pour trouver l’argent nécessaire à son loyer. Sous l'œil des caméras de surveillance et entourée d’affiches qui exaltent l’argent facile, elle multiplie les rencontres au pas de course, à la même cadence que la Marche turque de Mozart qui rythme le générique. Comédie sociale vive et chatoyante, Alisveris élève la liste de course au rang de programme esthétique en mêlant l’hommage à la peinture de vanité du 18ème siècle avec l’esthétique publicitaire.
Entretien avec Vasile Todinca
Des tresses et des problèmes financiers
Les tresses ont joué un rôle important dans l’histoire, la mythologie et la littérature, en tant que symboles d’appartenance sociale, de féminité et même de force, et on y fait allusion en racontant l’histoire de Samson. Mais cette histoire-ci provient d’un fait réel. Il y a quelques années, alors que je faisais la queue au supermarché, j’ai vu une femme demander au caissier si elle pouvait peser des tresses qu’elle souhaitait vendre. Je n’ai pu m’empêcher de voir l’absurdité derrière ce geste désespéré, car il y avait là quelque chose d’un peu bizarre. Peut-être était-ce parce que je traversais moi aussi des difficultés financières que j’ai pu voir cette image correctement. C’est un film personnel, en quelque sorte.
Les plans de nature morte
La vie de Tatiana gravite autour des objets et de toutes sortes d’annonces (des offres d’emploi, des conseils pour se faire de l’argent, des ventes en ligne). Le chef opérateur Marius Panduru s’est inspiré des natures mortes de Chardin. Par pure coïncidence, je lisais alors un essai de Marcel Proust sur le peintre français, Chardin: l’essence de la vie, qui évoque la capacité de l’artiste à saisir la beauté des scènes modestes et des choses ordinaires. Ces objets méritaient ce cadre car c’est grâce à eux que Tatiana parvient à garder la tête hors de l’eau. J’ai pris des plans fixes de publicités dans la rue avec mon téléphone. Je voulais jouer avec ce support et mêler l’ancien à quelque chose de très actuel.
Sujet profond, ton léger
Je voulais me placer au plus loin des personnages sans pour autant les abandonner, c’est pourquoi je n’ai utilisé que des plans larges. Associé à un jeu d’acteurs épuré, ça donne ce ton ludique. Je ne voulais pas ajouter plus de drame que ce que l'histoire contient déjà. Comme disait Chaplin : “La vie est une tragédie en gros plan et une comédie en plan large.” Les couleurs aussi jouent un rôle dans la création du ton : j’adore les néons, donc il fallait trouver un moyen de les intégrer ! Et je suis vraiment ravi qu’ils aient permis de créer ces espaces atypiques comme le mont-de-piété avec ses lumières violettes. Je voulais me détacher de l’esthétique roumaine, ces histoires de marginaux, de pauvres gens, baignés dans une sorte de grisaille. On peut tout aussi bien raconter des histoires tristes avec des couleurs chaudes.
Les caméras de surveillance
Les différents lieux m’ont permis d’aborder le thème des inégalités sociales. En repérage, nous avons remarqué que presque tous les lieux étaient cernés de caméras de surveillance. C’est ainsi que m’est venue l’idée de regard panoptique. Tatiana est sous surveillance permanente, ce qui permet de montrer les différents statuts sociaux des personnages. Dans la boutique de gâteaux, la vendeuse semble être la patronne mais elle est elle-même surveillée par son patron. Nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, sous surveillance.