Entretien avec Mila Zhluktenko, réalisatrice de Critical Condition

par Raphaëlle Pireyre

De longs travellings traversent la nuit munichoise comme un long rêve éveillé. La première partie de Critical condition est-elle le fruit de l’imagination de cette jeune fille qui se balade avec une amie dans le quartier ukrainien du cimetière de la capitale bavaroise ? Entre 1957 et 2025, les récits d’exil se répondent en miroir, jouant avec les codes du film d’espionnage et ceux du drame. Récit de disparition et de séparation, Critical condition questionne ce qui reste de l’âme d’un pays hors de ses frontières. 

Entretien avec Mila Zhluktenko

Parmi les morts

Le film a débuté pour moi lorsque j’ai découvert des tombes ukrainiennes parmi les noms allemands d’un cimetière munichois. Étant moi-même une ukrainienne vivant à Munich, j’ai commencé à me documenter à propos des émigrés ukrainiens qui vivaient ici dans les années 50 et à imaginer la vie qu’ils avaient pu mener. Puis nous avons cherché un langage cinématographique. Avec mon chef opérateur Tobias Bickle, nous avions déjà tourné un film en 16mm :  Waking up in Silence. Nous avions adoré ce que la pellicule apportait à l’image, mais aussi la concentration que ce support demandait à toute l’équipe pendant le tournage. Sur Critical Condition, pour les séances nocturnes, nous avons exploré les limites du matériau dans l’obscurité. Et pour les scènes de jour, nous avons utilisé des lumières douces afin d’éviter les ombres trop marquées. Nous ne voulions pas que le film donne l’iimpression d’être nostalgique ou vieilli, mais plutôt créer un noir et blanc moderne. 

Un film dédié à Lev Rebet

Lev Rebet était un intellectuel qui enseignait à l’Université libre ukrainienne de Munich. Il était également rédacteur en chef du journal en exil L'Indépendantiste ukrainien. Je pense que cette histoire est trop méconnue et travailler avec ce personnage fait écho au passé. Il a été assassiné sur l’une des places principales de Munich. Dans le film, nous voulions donner la sensation que ce personnage se dissout dans la ville. J’ai trouvé des parallèles avec ma propre vie, chez lui et chez sa femme Dariia, une penseuse engagée qui s’intéressait aux questions politiques, notamment aux droits des femmes. Tous deux étaient actifs politiquement, mais avaient parfois l’impression d’être impuissants et d’agir en vain. À cette époque, l’espoir était plus ténu qu’aujourd’hui parce que l’Ukraine n’était pas en lutte, à se défendre activement, mais avait été absorbée par l’Union Soviétique, et il était donc impossible d’y retourner. Peu de gens réalisent, en fuyant l’Ukraine aujourd’hui, qu’ils s’inscrivent dans des vagues successives de migrations ukrainiennes. 

A propos de votre État critique 

Je vis en Allemagne depuis longtemps. Ma famille y a déménagé volontairement. Je n’ai pas été soudainement arrachée à mes racines. Avec ce film, j’ai essayé de trouver ce que je pouvais dire sur la situation d’une personne déjà profondément ancrée dans la culture allemande, mais aussi extrêmement enracinée dans la culture ukrainienne ; une sorte de passeur. J’ai remarqué que les conversations avec mes amis ukrainiens passent souvent du banal ou du léger à des sujets très durs parce que nos vies sont mêlées à la guerre. Je voulais montrer comment les émotions peuvent vous submerger en une fraction de seconde. Comment des questions existentielles vous hantent à peine une seconde après avoir parlé d’une histoire d’amour. C’était ma tentative de témoigner d’un point de vue, situé quelque part entre ces deux pôles.