Entretien avec Déni Oumar Pitsaev, réalisateur d'Imago
par Damien Leblanc
par Damien Leblanc
En filmant son propre voyage en Géorgie, où il retrouve sa famille tchétchène éclatée et rêve de se construire une maison qui serait synonyme de liberté, Déni Oumar Pitsaev réussit un poignant documentaire sur l’exil, les traumatismes de guerre et les utopies. Rencontre.
Entretien avec Déni Oumar Pitsaev
Avec ma productrice, on s’est dit en riant que la vraie productrice du film était ma mère. Dans le sens où c’est elle qui a tout fait pour que j’aie une terre au Pankissi, cette vallée en Géorgie adossée à la Tchétchénie. Ma mère m’a offert cette terre et mon cousin, qu’on voit aussi dans le film, a insisté pour que j’y vienne. Comme je ne peux plus retourner en Tchétchénie, il m’a dit que le Pankissi était comme une Tchétchénie hors sol, avec plus de liberté. Ma mère ne voulait pas que je perde mes racines et voulait que je devienne un homme traditionnel tchétchène, qui se marie car il a atteint l’âge. Ce sont habituellement des pressions que subissent les filles et je trouvais amusant qu’un homme subisse à son tour cette pression de la société. Je me suis donc dit qu’aller sur place voir cette terre serait l’occasion de faire un film avec tous ces personnages. Et quand mon père a su que je viendrais au Pankissi, il a proposé de venir m’aider à construire une maison – il se sentait encore coupable de m’avoir abandonné à l’enfance. Ce lieu à la frontière entre la Géorgie et la Tchétchénie devenait alors une métaphore. Si je construisais une maison là-bas, ce serait comme un phare qui m’appelle et je pourrais peut-être artificiellement reconstruire ma famille : ma mère, mon père, mes cousins, mes frères des deux côtés… Comme une manière aussi de se retrouver par le cinéma.
Le film était très écrit mais c’était une écriture fictionnelle car je ne savais pas exactement ce qu’il allait se passer. Je n’avais pas vu mon père depuis huit ans et n’avais dans ma vie passé que deux nuits avec lui, donc tout ce que j’ai écrit sur lui relevait de l’imagination, sans bien le connaître. Et quand il est arrivé face à la caméra, il s’est comporté comme si on s’était quittés à peine quelques semaines avant ! Il était très content que je sois en train de faire un film et très fier devant sa femme et ses fils. Ce qui était très étrange pour moi car je découvrais soudain mon père et mes frères. Tout est ainsi vrai dans ce documentaire, les dialogues ne sont pas des textes appris mais de véritables situations.
Cette vallée avait déjà été filmée dans des reportages. Elle est malheureusement connue comme une vallée de djihadistes avec beaucoup de départs pour l’Etat islamique. Les images associées à ce paysage portaient donc un aspect sombre, mais quand j’y suis allé pour la première fois, je n’ai pas ressenti cela mais une sensation joyeuse de liberté estivale. J’aimais bien les gens que je filmais, je voulais les regarder pour ce qu’ils sont réellement, ne pas verser dans le misérabilisme. Avec le chef opérateur on voulait capter la beauté et la tranquillité naturelle des lieux. Et au montage on voulait donner l’impression que c’est un endroit certes loin et isolé mais que cet espace géographique pourrait très bien être le Sud de la France ou la Corse. Afin que l’on sente une proximité.
J’ai grandi dans des endroits différents et presque toutes les maisons où j’ai vécu n’existent plus. J’ai donc un peu perdu la notion d’être enraciné quelque part et cette offre de terre au Pankissi m’a attiré car je pouvais enfin avoir quelque chose à moi de physique. C’était étonnant aux yeux des autres que je souhaite construire une maison sur pilotis, puisque pour chaque personne là-bas il est important de construire une cave, sachant que la guerre peut toujours revenir. Mais je ne voulais pas penser à une cave, je voulais me détacher de cette peur. J’ai suffisamment vécu la guerre dans mon enfance et ne désirais plus être marqué par le passé. Je veux rêver. Donc ma maison sera en hauteur, un peu atypique, un peu provocatrice. Le film se termine de manière ouverte car je me suis dit que tout ne devait pas être dit ou montré. Je voulais partager cette expérience, ce voyage et cette traversée afin que le public puisse aussi penser à sa propre vie.