Entretien avec Ananth Subramaniam, réalisateur de கத்து!

par Léo Ortuno

Drôle de nouvelle pour ce couple d’éleveurs d’un certain âge : leur bouc fétiche est enceint. Un mystère de la nature qui amène une tranche d’absurde dans ce village malaisien que rien ne semblait pouvoir perturber. Filmé dans un magnifique noir et blanc, Ananth Subramaniam déjoue nos attentes et déploie son récit mi-fable, mi-farce, sur la question du genre. Ludique et politique, Bleat! aborde le décalage entre les générations avec humour et finesse, sans pour autant négliger le sérieux de son sujet. 

Entretien avec Ananth Subramaniam 

Un film tamoul en Malaisie

Appartenant à la minorité tamoule de Malaisie, il existe toujours une règle implicite : tant que tu es une chèvre, tout va bien. Mais dès qu’une chèvre commence à montrer des signes de désir, d’indépendance, ou ose s’aventurer au-delà des limites de son petit lopin de terre, le sol commence à trembler sous ses sabots. C’est précisément cette tension que je ressens : vouloir vivre librement et de manière authentique dans un lieu qui est censé être chez soi, sans jamais s’y sentir à sa place. De ce fait, nos histoires sont souvent reléguées aux marges ou réduites dans le récit malaisien dominant. Je voulais raconter une histoire tamoule sans complexe, une histoire qui représente ma communauté de manière honnête, sans rien édulcorer pour la rendre plus digeste. Parce que si je ne le fais pas, qui le fera ? 

Le noir et blanc

Nous avons choisi le blanc et noir pour préserver une identité brute et honnête. Cela nous a permis de nous concentrer sur les vies simples et minimalistes des personnages. Aucune distraction, que des émotions réelles et des instants du quotidien. Ce film parle de tradition, de rébellion et de communauté ; le blanc et noir lui confère un aspect plus intemporel et ancré. Ce n’est pas un noir et blanc nostalgique… Il est moderne, en haute résolution et en son surround complet. Le public doit d’abord ressentir la réalité de cet univers, avant de se laisser surprendre quand le réalisme magique s’immisce sans crier gare. 

La vision du bouc

La vision d’un bouc enceint a commencé avec une image qui m’est restée. Quelque chose de primaire et de puissant. Je voulais un visuel capable de briser la surface et d’éveiller quelque chose de profond, aussi bien chez les personnages que dans le public. Cela me semblait être l’étincelle idéale pour déclencher le chaos qui s’ensuit. On l’aime notre bouc, Big Boy. C’est vraiment un bon gars. Pendant l’écriture, j’avais pleinement conscience des contraintes liées au travail avec un animal. Donc de nombreuses scènes ont été conçues de manière à éviter tout stress pour le bouc : on l’a bien nourri, on l’a laissé se reposer autant que nécessaire et, mieux encore, il était toujours entouré des autres boucs et chèvres de la ferme. Le seul défi ? Il n'aimait pas mes indications. Je lui demandais de tourner à gauche et lui, il me regardait dans le blanc des yeux sans bouger. Mais j’imagine que c’est de ma faute : je n’avais pas appris à bêler correctement avant le tournage.  

Le genre

On observe une certaine prise de conscience autour de l’égalité des genres, mais il y a encore beaucoup de résistance, non seulement de la part des générations plus âgées, mais aussi chez les plus jeunes. Bien sûr, changer une loi ou en discuter ne suffit pas. L’égalité des genres n’est pas seulement une question d’égalité juridique, il faut changer les mentalités ; et cela se fait individu par individu, génération après génération. Mais pour l’instant, disons qu’il reste encore beaucoup de travail pour apprendre à accueillir pleinement les différences.

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