À propos de Ce qu'on demande à une statue c'est qu'elle ne bouge pas

par Marie-Pauline Mollaret

Manifeste aussi poétique que politique, le film de Daphné Hérétakis multiplie les registres et emprunte au documentaire, à l’essai, à l’exercice du micro-trottoir et même à la comédie musicale pour interroger avec humour et irrévérence notre rapport au passé - et le poids qu'il peut représenter. Ce faisant, il pose un regard acéré sur l’enlisement d’un pays et par extension de nos sociétés contemporaines, et interroge le sens de l'art, du patrimoine, et de l’action politique. Une déambulation joyeuse et fulgurante d’intelligence qui dessine, en filigrane, le désir d’une cinéaste d’ajuster son propre regard à ses convictions. 

Entretien avec Daphné Hérétakis 

Le manifeste de Yorgos Makris

Il y a dix ans, j’ai tourné un film dans lequel le Parthénon s’effondrait. Cela venait d’une idée portée par Victor Hugo, selon laquelle les cariatides symbolisent le peuple. Si elles descendaient de leur piédestal, le temple s’effondrerait, et ce serait la révolution des cariatides. À l’époque, quelqu’un m’a parlé du manifeste de Yorgos Makris dont il est question dans Ce qu’on demande à une statue… Ce n’est pas un poète très connu, même en Grèce. Il faisait partie d’un mouvement pré-situationniste et, juste après la seconde guerre mondiale, il a écrit un manifeste dans lequel il préconise de faire sauter le Parthénon. 

En le relisant, j’ai réalisé que 80 ans plus tard, il avait encore quelque chose à nous dire. Par exemple, ce qui se passe en Grèce aujourd’hui avec le tourisme est hallucinant. Bientôt on ne pourra plus habiter au centre d’Athènes. Tout ferme pour devenir des hôtels. Le fait que déjà à son époque, Makris critique cette présence de l’héritage - car évidemment la Grèce est souvent reliée à son héritage - ça nous a beaucoup parlé. Ce texte m’accompagne donc depuis longtemps.  

Les statues

J’étais en Grèce pendant le covid et, pour ne pas rester dans l’immobilité à tous les niveaux, je suis allée filmer dans la rue. J’ai demandé à un jeune homme “si tu étais une statue, quel genre de statue serais-tu ?”. On le voit dans le film, c’est celui qui répond qu’il serait une statue dans un cimetière. Ce sont les premières images tournés pour le film, et je me suis tout de suite dit qu’il y avait quelque chose à faire avec l’idée des statues et ces questions un peu absurdes. Un lien a commencé à se tisser à ce moment-là entre les questions d’héritage et de vie contemporaine. J’ai réalisé que le fait de ne pas prendre les choses frontalement comme je le fais parfois, mais de passer par l’idée des statues, leur immobilité, et l'héritage qu’elles peuvent symboliser, était une bonne manière de parler de ce qui se passe en Grèce maintenant. J’ai voulu relier le manifeste de Makris à tout ça. Des statues, on passe au Parthénon, et du Parthénon à la rue, et donc au présent. L’idée du film était aussi de prendre la caméra et d’aller vers les autres. Si quelque chose me travaille, je vais voir si ça travaille quelqu’un d’autre pour créer une forme de dialogue et ne pas rester seule avec mes idées.

Derrière et devant la caméra

J’aurais aimé ne pas avoir à être dans le film et qu’il n’y ait pas de voix off. Mais j’ai très vite compris que la seule manière d’être libre et de pouvoir surfer sur toutes ces choses que j’avais en tête, c’était justement d’avoir une voix-off qui unirait tous ces éléments, qui ferait résonner toutes les parties entre elles. J’ai voulu garder un rapport très vivant aux choses, qui ne soit pas préconçu. Au départ, j’avais du mal à avoir une vision prédéfinie car chaque fois que je rencontrais quelqu’un, il se passait quelque chose de différent, et j’avais envie de suivre ce nouveau chemin. Alors on a commencé à faire des choses tous ensemble, avec les différents protagonistes. Et au bout du compte, le film m’a sorti de mon immobilité.